Littérature – La Compagnie Noire de Glen Cook
Voici une nouvelle critique littéraire, cette fois laissée sur le site ChaOdisiaque par un tout nouveau membre blackwabbit. Critique excellente et qui nous donne envie de plonger dans l’univers écrit par Glen Cook « La Compagnie Noire ».
Les Annales de la Compagnie Noire, c’est l’épopée d’une bande de bras cassés bourrés de défauts mais le cul bordé de nouilles. Quoique avariées, bien souvent.
Cette histoire, c’est la nôtre ; remplir les quelques lignes qui nous sont cédées temps qu’on le peut encore, voir en gratter quelques-unes de plus, sans se faire prendre, au risque d’attirer l’attention de merdaillons puissants et indésirables.Ici, pas de Conan huilé et immortel, pas de mister Jones prêt à couper un pont de lianes 300m au dessus d’une fosse à crocodiles, et les rares magiciens dont on suit les méfaits sont des vieilles biques atrabilaires qui peuvent tout au plus mettre en scène de jolies illusions, voire plus communément semer la pagaille en courant la gueuse et la gnôle frelatée.
Toubib, l’annaliste, est en charge de la rédaction des hauts faits de la compagnie dans ses annales, tâche qu’il effectue avec une grâce subtile, lovée dans un cynisme désinvolte qui fait le plaisir du lecteur, et certainement due à son deuxième job dans la compagnie : toubib.
De fait, il en voit de toutes les couleurs. Les compagnies de mercenaires, quand ça charcle, ça fait pas dans la dentelle.Pilonné par le capitaine, un homme bourru mais juste, et épaulé, au moins dans les mots, par Qu’un-Œil et Gobelin, deux mangemerdes vaguement magiciens, vaguement dangereux, et formellement instables, il a la lourde tâche de raconter les aléas de la vie trépidante de ses frères et lui-même, les derniers descendants de la dernière compagnie franche du Kathovar.
Dans chaque tome, une fois la scène posée, l’enchevêtrement d’intrigues ne cesse de s’auto-alimenter, extirpé par l’auteur de la bouche des protagonistes du récit, qui se livrent à tour de rôle, ajoutant chaque fois une pièce à un puzzle toujours un plus extravagant, plus noir, plus insondable.
La fureur des combats, la froideur et le désespoir des ruelles en temps de guerre, la domination de la peur, la fraternité exacerbées des mercenaires, l’ennui, la faim, la dysenterie, tant de choses généralement passées sous silence, qui prennent toute leur force dans La Compagnie Noire, non pas qu’elles soient réellement mises en valeurs, mais parce qu’elles existent tout simplement.
Le détail le plus frappant étant bien entendu la mort. La mort, planant sur chacune des 5000 pages de l’épopée, pouvant s’abattre à chaque instant.
Et la menace est bien réelle. Les tomes se succédant, il faut bien le dire, tout le monde y passe.
Maladie, inconscience, mauvaise fortune, les personnages les plus puissants comme les narrateurs nous filent entre les pattes au moment le moins opportun. La vie des personnages les plus flamboyants vacille comme une chandelle au vent, interdisant au lecteur de reprendre son souffle.
Pas de héros dans la compagnie. Seulement des hommes seuls, fuyant un passé louche ou une vie trop creuse, qui ont trouvé dans la compagnie une famille, vraie et franche, sans question.
Surtout sans question.
« Mercenaires nous sommes et nous resterons. Que nous importe si la cause de notre employeur est légitime ? On nous paye pour la servir. Nous sommes la dernière des compagnies franches de Khatovar. Nos traditions et nos souvenirs ne vivent que dans les présentes annales et nous sommes les seuls à porter notre deuil.C’est la Compagnie Noire contre le monde entier. Il en a toujours été, il en sera toujours ainsi. »
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LA COMPAGNIE NOIRE POINT PAR POINT
Les Annales de la Compagnie Noire se découpent en 3 cycles.
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1
Les premiers tomes sont un précipité de mysticisme fantasy, d’enchevêtrements politiques, de transcription froide et brutale de la réalité des hommes de mains que l’on ne voit d’habitude qu’en arrière plan, et de l’insistance de l’influence de la mort, amenant les protagonistes à réfléchir à deux fois avant de sauter dans le vide ou dégainer une lame.
De la grande Fantasy. De la vraie, pour adulte, où on meurt pour de vrai et où les ruelles sombres font peur même aux plus puissants. La Compagnie Noire est amenée à prendre conscience qu’un mal, un gros avec des piquants, s’apprête à se réveiller. Dans un monde où la magie existe à peine plus au grand jour que dans le nôtre, apprendre qu’un nécromant plusieurs fois centenaires se réveille à de quoi laisser perplexe. Se rendre compte que notre troupe de troufions est amenée à participer à son éradication encore plus.
Toubib et ses pairs seront lancés au triple galop dans un récit de fantasy haut de gamme, dont chaque page accroît la découverte d’un monde sinistre, tout vêtu de gris, débordant de crédibilité. Ce premier cycle parvient à faire appel à tous les points forts de l’heroic fantasy tout en en conservant la saveur, sans jamais tomber ni dans le cliché ni dans le contre cliché, faisant appel à une tripotée de techniques narratives et scénaristiques s’imbriquant parfaitement pour former une œuvre complète et savoureuse.
Les 4 premiers tomes donc, à conseiller à tous vos amis.
2
Le deuxième cycle suit à peu près la même veine. Les personnages sont ballottés, corrompus, utilisés, jetés, récupérés, le tout rédigé par une main de maître qui continue de nous poser implicitement (et constamment) la question : le bien, le mal, où en est-on?
Ce cycle suit les pérégrinations de nos anti-héros préférés, dont l’auteur comme le lecteur a du mal à oublier les aventures ; tous deux découvrent le passé des protagonistes (restants) en découvrant d’autres mystères, d’autres complots, presque un autre monde.
Ce deuxième cycle, et on le regrettera, perd de la délicatesse aigre-douce du premier, qui mêlait avec classe la vie futile des héros avec un destin malchanceux hors du commun. Dans ce cycle, les MEMES héros affrontent DE NOUVEAU le pire mal de la terre, AGAIN. La faute à pas de chance.
Ca devient un peu gros. On en fait cela dit vite abstraction tant le savoir-faire de l’auteur pour nous faire saliver est grand, et tant son talent à éviter le manichéisme de bas étage reste intact.
3
Le troisième cycle perd encore un peu de cette grâce, l’auteur ayant manifestement du mal à se débarrasser de son histoire et des personnages encombrants, et à trouver comment tirer un trait définitif sur sa saga. Un peu plus long, un peu moins brillant, le troisième cycle plonge dans le récit à suite, avec toutes les pertes de finesse que ça implique. Il n’en reste pas moins une fantastique tentative (et tout de même très réussie) de prolonger l’existence d’un monde cruellement vivant, alarmant de cynisme.
Glen Cook décide de nous expliquer son monde, de le décortiquer, au fil des 2000 et quelques pages que forment le dernier cycle.
Si la Compagnie Noire était de l’héroïne, le dernier cycle serait la dose du matin, celle pour laquelle on vendrait père et mère.
Par addiction, mais plus vraiment par plaisir.On regrettera d’ailleurs qu’il ait accordé si peu d’importance à certains personnages hauts en couleurs un peu tombés en disgrâce sur le tard, qui auraient mérités au moins autant d’attention que Qu’un-Oeil, Gobelin, Toubib et Madame.
On peut toujours noter que c’est justement la mort brutale ou la disparition soudaine de certains piliers de l’histoire qui forge ce sentiment de mort bien réelle qui love le récit tout au long de la série. Ne vous attachez pas trop à vos personnages préférés; conseil d’ami.
Les derniers tomes, donc, perdent un peu de cette magie, mais l’auteur, conscient de son désir un peu trop prononcé de ne pas faire « mourir » son récit, rattrape sa conclusion avec un brio fabuleux. Le dernier tome est une fin comme on aimerait en voir plus souvent, en parfaite adéquation avec tout ce qui nous fait aimer la Compagnie Noire dès les premières lignes du premier tome, qui fait bouillir le sang et se remémorer les derniers mois. Une réussite, donc.
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Toubib nous racontera tout le premier cycle. Une histoire passionnante pimentée de complots politiques aux travers desquels sont ballottés les protagonistes, et relevée par le danger de la mort, instaurée comme belle et bien présente dans le récit dès les premières pages de l’odyssée. Elle plane sur les personnages auxquels ont s’attache. Glen Cook va vous apprendre à la craindre, en tuant ses protagonistes les uns après les autres.
Après le premier cycle, d’autres frères de la compagnie de prennent la plume, le temps et la mort aidant.
A chaque changement de narrateur, le style change, les sombres descriptions de Toubib laissent leur place à des bourgeons d’espoir sous la plume de Murgen, deviennent ego-centrées sous celle de Madame, gorgées de crainte et de confiance en soit sous celle de Roupille. Le vocabulaire reste riche, peut être trop parfois quand le narrateur est censé être un bouseux revanchard vaguement plus tête brûlée que les autres, mais un véritable travail de style est sensible à chaque changement d’annaliste.♠
En conclusion, si vous ne devez imprimer que ça :
ACHETEZ LA COMPAGNIE NOIRE.
😀
Au moins les 4 premiers tomes. Aucun doute, vous serez conquis.
Et si vous avez du mal à vous détacher de ses héros, achetez les autres. A la relecture, je me trouve un peu dur. La saga toute entière reste d’un très haut niveau. Je tenais seulement à souligner une baisse de niveau substantielle des derniers tomes face aux premiers, absolument exceptionnels. Mais la quête du Kathovar reste, et de loin, de bien meilleure qualité que tant d’autres romans s’étant essayés au genre.
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Les Annales de la Compagnie Noire, par Glen Cook.
13 tomes aux éditions de l’ ATALANTE et en poche.
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Lorsque j’ai rédigé cet article, je venais de finir la Compagnie Noire, après qu’elle m’ait accompagné partout pendant 4 mois, il ne m’a fallu qu’un battement de cil pour profiter de l’occasion de me débarrasser de ce sentiment aigre-doux qui avait élu domicile dans ma gorge depuis que je savais les histoires de Toubib, Corbeau, Gobelin, Qu’un-Œil et bien d’autres finies et re-finies.
Toutefois, depuis le temps, et grâce au succès retentissant que cette saga a connu, sire Cook aurait laissé sous-entendre une éventuelle suite à la Cie Noire (bien qu’on ait du mal à imaginer une suite).
Quand bien même, si, une fois les treize tomes dévorés, vous sentez le manque vous faire trembler les mains, sachez que Glen Cook a commencé une nouvelle saga, au moins aussi brillante, axée sur les forces géopolitiques de plusieurs empires s’évertuant à se chamailler alors qu’un mal ancestral remonte sournoisement des entrailles du passé.
Ça s’appelle La Tyrannie de la Nuit. Mangez-en. mais pas trop vite, il n’y a que deux tomes pour le moment.